Atelier, 2001
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Comme des visions hallucinées
enfermant au fond d’elles des scènes semble-t-il assez semblables mais
illisibles ou lointaines. Le retour entêtant, obstiné d’une scène
indéchiffrable, enfouie. Il a dit « images premières, oui sans doute »,
m’a parlé de sa mémoire de « toutes les peintures (mais aussi les
sculptures) croisées, brassées, dessinées… qui remontent à la surface de
temps à autres (...) Strates ou dépôts qui constituent un mille
feuille».
Un carton
dans l’atelier mêle des reproductions diverses : Degas et Klein, Titien et
Picasso et sa mémoire est semble-t-il pareille : « en vrac et sans hiérarchie
». Ainsi se mêlent, s’avoisinent. Dans la mémoire comme dans les livres,
chaque œuvre devient contemporaine des autres qu’elle fréquente -quel que soit
l’éloignement dans l’histoire- dans la proximité des pages. En feuilletant vite
on peut rêver qu’elles se superposent à la manière de l’illusion de la cage et
de l’oiseau, que s’en crée de nouvelles tendues à cheval sur le temps. Ici les associations
et les mélanges se font d’autant plus facilement que les images sont en tête,
trouées par un souvenir incomplet, comme vues de loin.
« En l’absence
du motif direct (regardé en face) les gestes premiers ont repris le dessus ». Ce
à quoi s’accroche chaque geste, chaque forme tracée, chaque rapport de
ton, c’est à un souvenir puisé dans le « musée imaginaire » du peintre.
Lorsqu’on entrevoit derrière un enchevêtrement de formes ce qui
pourrait être un groupe de figures composé de deux nus un peu lascifs,
presque imbriqués sur la surface à la manière de ces femmes du Bain
Turc de Ingres, de leur souvenir dans les Demoiselles de Picasso (j’ai
un tableau accroché devant moi qui m’y fait penser), il s’agit d’un souvenir
qui se cherche ou se diffracte, qui s’offre à l’indétermination de la
matière et de la touche prisent pour elles-mêmes. Il ne s’agit donc pas
de peindre sur le motif, mais de peindre d’après une image, des
images. Et même d’après leur souvenir, ce qui équivaut à opérer par
éloignement volontaire de l’origine afin peut-être qu’entre elle et le
tableau puissent s’inviter, comme dans un rêve, tous les caprices
et toutes les combinaisons possibles, tous les rapprochements et tous
les mélanges; et que ça dérive au-delà la simple référence. C’est se
défaire de leur autorité en somme, les considérer comme des
objets du monde. Si bien que les œuvres ne sont plus saisies et
réinvesties sous la forme de citation, mais entant que matière ou
matériau.
Comme si
la peinture se faisait nécessairement à partir de la
peinture. Peindre d’après la peinture. (Cette idée que la peinture s’origine
dans sa propre mise en œuvre ou qu’elle se préexiste toujours comme visée).
Chaque chose ne se définit-elle pas par l’usage que l’on en fait? Et même par l’histoire
de cet usage? Il s’est connu des choses dans l’histoire du langage, dans l’histoire
de l’art, qui se préexistaient d’une certaine manière. Dans des sortes de
limbes, elles attendaient qu’un mot les fixe, que des hommes s’en saisissent et
qu’elles soient.1 Dans toute peinture au fond, les gestes anciens de son invention.
« En l’absence de motif direct, ce sont les gestes premiers qui
reprennent le dessus ». Autrement dit, à travers ces souvenirs d’œuvres,
c’est-à-dire, à travers la culture que l’on a de l’art, son
expérience de l’art, ce qui constitue pour soi les manifestations de l’art,
c’est le geste de peindre que l’on cherche. Cette action de maculer, de
tracer, de faire monter une figure depuis la nuit d’avant le verbe. Il a
confirmé : « regarder venir la figure ». Jean-Marie Pontévia écrivait
quelque part : «naissance de l’art signifie apparition de la figure»2, que figure n’était pas
forme mais plutôt rythme ou schème. Il dit que, bizarrement, devant le motif il
s’en tient à une restitution des contacts (formes, lumière, poids...) plus que
du sujet et que son œuvre se constitue alors non pas sous l’aspiration d’une
vision d’ensemble, mais par l’ajout successif
des reprises « bord à bord », se déployant dans l’oubli de ces images premières, depuis elle-même.
Et moi j’imagine alors la mer et comme on la perdrait pareillement
de vue regardant les vagues qui dans leur succession la compose, puis les creux
entre les vagues les courbes et les plages d’un bleu différent qui en dessinent
les ondulations. L’observation du détail ou des rapports entre les choses est
un processus d’abstraction. Dans ce regard là, la mer oubliée.
« Dans les gouaches et les
peintures sur toiles il n’y a pas de dessin préalable, les lignes ou les
couleurs sont posées d’un coup puis je m’arrange avec ce qui est là ». Le peintre Janos Ber disait : « Pour moi, peindre, ce sont
seulement des lignes que je trace les unes après les autres, dans une certaine direction, se rapprochant, s’écartant,
se coupant, animées plus ou moins . » Lui ajouterait «blocages» des formes et
recouvrement.
Plusieurs peintures sont abordées d’un
même élan et c’est aller de l’une à l’autre, alors. Les gestes tracés ici se
poursuivent ailleurs, une solution se fait qui intéresse par rebond un tableau en
cours autre part. La peinture ainsi se diffracte, se développe en plusieurs
tableaux. L’autorité de la toile se perd à la faveur d’un accompagnement de ce
qui émerge, d’une poursuite. Comme le regard suivant un papillon dans sa course
sautillante et comme cela entraîne l’ouverture du champ visuel, l’ouverture d’un
monde. Il se peut qu’alors, en bout de course, on se retrouve perdu dans un
paysage étrange, papillon disparu. «Le
tableau me fait faire ce qu’il veut», disait Picasso. Il faut
abandonner le projet au crédit de ce qui se fait. Et peut-être la peinture
elle-même ne se défini pas autrement que par cette aventure au sein des mondes
qu’elle ouvre. D’une certaine manière, l’extrapolation finit par s’extrapoler
elle-même et le motif originel n’a fait qu’initier le geste de peindre, sans le
guider par la suite. C’est « s’arranger »
avec ces quelques traces depuis lesquelles faire monter le tableau.
Les variations simultanées autour de
ces quelques gestes auraient même tendance à dissoudre ou estomper l’idée même
d’origine. Assez vite, manifestement, le sujet «anecdotique» s’efface pour que
n’en soit retenu que quelques éléments de structure, quelques rapports d’ombres
et de lumière qui deviennent la base d’un enchevêtrement de formes plus ou
moins établies. Comment cette transfiguration depuis l’image vers ces
assemblages baroques, «plis sur plis à l’infini»3, comme écrivait Deleuze ? Chaque tableau appelle peut-être cet
infini dans lequel il est pris, y puise son vertige. Deleuze encore, dans un
autre livre, évoquait cet encombrement infini dans lequel le tableau prend
naissance et qu’il se propose de clarifier, de déblayer.
Il dit : « Peut-être une hésitation et une incertitude profonde qui me
conduisent tantôt à me tenir au sujet, à la figure, et tantôt de n’en retenir que la structure, les masses
ou les enveloppes ». L’image au fond comme un rivage qui
s’estompe. Mais les conditions matérielles y ont sans doute bonne part : cinq
années sans atelier, peindre à droite à gauche, chez des amis, dans un garage, abandonner
une peinture en cours, la poursuivre sur une nouvelle ailleurs. Parfois rester
des semaines entières sans plus voir le travail commencé en un endroit. Une
véritable déconstruction. « Il restait une touche, la mémoire
d’un assemblage de couleur, des bribes de traits ». Réaliser que simultanément ce n’était qu’un seul tableau qui se faisait
et se refaisait en plusieurs, chacun d’après la mémoire de son double. Ce
nomadisme forcé a induit le fait que le travail ne pouvait se développer dans
le cadre du tableau poussé patiemment.
Commencé à un endroit, développé sur
un autre papier ou une autre toile ailleurs, c’est comme si le tableau comme
cadre de travail s’était dédoublé, multiplié. Dans cette perte de l’unicité il me
semble pouvoir retrouver un de ces bouleversements qu’a été l’apparition de la
photographie : Au début du XXème siècle, à peu près au moment où la photographie a été intégrée au
domaine de l’art, l’image comme fragment s’est dégagée de l’idée de tableau
scénographique qui avait jusque là prévalue. A l’infini romantique déjà présent
dans les paysages du XVIIIème siècle, s’est
substitué la multiplication des points de vue. On est tout proche des notions
de dérive ou d’errance. Non plus attablé à une allégorie théorique dans le fin
fond de l’atelier, le peintre, depuis Barbizon, et l’Impressionnisme, aidé de l’invention
du tube4, est sorti capturer des fragments.
Il a parlé de ses peintures qui se
nouaient d’elles mêmes et à partir de ce moment le sentiment, pour lui qu’elles allaient
« au large ».Quand elles vous échappent. Quand
justement il s’agit de laisser advenir
à défaut d’imposer, de s’imposer. Mais dans cette errance,
le travail fait preuve d’une certaine obsession qui est peut-être un point d’accroche,
une permanence salutaire à laquelle se maintenir. Cette permanence c’est une semblable
architecture de la toile depuis le motif jusque dans ce jeu de superposition ou
d’évitement des touches, ces réserves et percées dans le fond, ces modulations,
cette infini richesse dans la répétition du même. Et dans tout ça, cette
hésitation entre la figuration et un pur jeu de formes et de rapports colorés.
Brouillage des frontières que l’on retrouve chez quelques autres peintres,
comme le danois Kirkeby, et qui tend chez lui à imposer une atmosphère
crépusculaire ou légèrement fantastique. (Comme chez Kirkeby, le réel initie le
peindre, il est comme un souvenir dans lequel la réalité picturale s’enracine.)
Depuis longtemps, les peintres nordiques semblaient enclins à préférer les
masses nuageuses informes aux anecdotes marines et de grands pans de toiles
jouaient alors du mystère et de l’emmêlement. Je pense alors comme Pierre
Bonnard avait cette habitude de noter sur son journal les variations
météorologiques au fil des jours. Ainsi, dans les scansions régulières du
calendrier il enregistrait les subtiles variations du temps qu’il fait dans la
continuité du temps qui passe. La peinture est quelque part cette sorte de journal
dévidant étude après étude quelque chose de cette vérité mélancolique: dans les
mouvements et le tumulte, quelque chose persiste depuis où on énonce.
Je lui dis : Toute cette histoire de démultiplication
et d’emmêlement me rappelle les noeuds que Lacan introduisit dans ses
séminaires les dix dernières années de sa vie. Ce noeud borroméen exprime la
relation qu’entretiennent selon Lacan les trois registres du symbolique, de l’imaginaire
et du réel qui structurent le champ de l’expérience analytique. Ce noeud, conseille
Lacan, il faut en être dupe. Je ne sais plus si c’est de là qu’il tirera son fameux
« les non-dupes erres ». Et je ne sais pas si dans cette assertion il entend l’errance
par son étymologie : être dans l’erreur. Mais enfin, l’errance depuis le temps
a été réévaluée, on a découvert la sérandipité et on peut même l’envisager
comme méthode. C’est dans cette dérive que les choses surgissent, à moins que ce soit cette
errance même qui soit à considérer comme une forme, démarche à la manière des
Situationnistes et de quelques autres marcheurs proches du Land Art.
Ainsi, le travail s’imposerait comme
un ensemble témoignant d’une expérience, enregistrant ces mouvements complexes
d’agitation immobile, hystérique, dont parlait il y a bien longtemps Zénon le stoïque. On parle également
de nœud dans le vocabulaire du paysage pour désigner les entrelacements,
interconnexion des lignes d’un réseau. Encore on emploie le terme de pivot.
Plus vaguement on peut évoquer les points qui font comme des repères et fixent
le paysage. Sans cela, l’impression que tout se dissout dans l’infini, dans l’informe,
dans la confusion, dans le tumulte du monde. Faire un tableau, y faire tenir
une figure c’est comme retenir compact ce qui se dissolvrait sans ça dans l’infini
du monde. Donc ce besoin de marquer des points d’encrage, comme dans une progression
en montagne ou comme l’on marque sur une carte le chemin parcouru, calcule un
cap et conjointement, le besoin d’aller à l’aventure, marquer avant de nouveaux
points dans l’espace.
Il m’a confirmé l’importance du
noeud, sans que je puisse me souvenir si le tableau était pour lui le résultat
d’un dénouement ou plus probablement le lieu d’un noeud, tenant justement
lorsque «tout se noue». Il évoque Deleuze commentant Cézanne: «Bon, si le chaos prend tout,
si rien ne sort du chaos, si le chaos reste chaos, les plans tombent les uns sur les autres, au
lieu de tomber d’aplomb. Le tableau il est déjà foutu, il est déjà foutu avant d’avoir
commencé»5. Le risque du tableau serait de ne pas parvenir à se nouer, que ses
éléments ne ntiennent pas ensemble, qu’ils se défassent dans le chaos du monde. Que la figure se délite. Inlassablement, le travail semble
devoir appeler de nouvelles variations aux différences parfois très subtiles dans ces
manières de nœuds (il est quelques fois nécessaire de confronter deux tableaux pour en noter les légères
différences, sinon on ne verrait pas). Comme s’il ne s’agissait au fond que d’un seul et même tableau
dont on nous donnerait à voir les différents états au cours de leur élaboration, la recherche patiente,
les hésitations, les repentirs et les choix qui se font. Sauf que ce qui ferait les couches nombreuses d’un
tableau a ici l’ampleur d’une vaste série qui, dans son déploiement, conserve les possibles.
On perçoit là comme une impossibilité d’obtenir une organisation définitive, ultime. Impossibilité à
se résoudre à une option à l’avantage des autres. Faisant défiler les images une après l’autre sur l’écran,
on surprend un effet d’animation parfois, comme si la série, plus qu’attentive à rendre compte
avec exactitude d’une certaine réalité phénoménologique tangible, enregistrait le mouvement des
tableaux sur eux-mêmes. Mouvement des tableaux à la recherche de ce qui les fonde, de ce qu’ils
sont: des figures tremblées.
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