fusains, atelier 2015
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« L’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier. La vie
de l’homme alors est complète. […] Le dépli seul est important. Le reste n’est
qu’épiphénomène [1] » Telle
devrait être l’affaire d’une existence, selon Michaux : déloger
progressivement ce qui reste à l’ombre de soi-même, gagner du terrain sur le
monde environnant – s’agrandir comme on voyait, avec fascination, enfant, les
cartes routières s’ouvrir plus grand que nos bras, depuis leurs rabats
successifs, sur le capot de la voiture, livrant leurs réseaux de couleurs pâles,
de lignes et de stries plus ou moins serrées qui nous restaient illisibles. Il
s’agirait donc de laisser nos crispations, nos renfrognements. De ne plus faire
figure d’être froncé, mais ouvert, de plus en plus ouvert, jusqu’à l’ultime
état déplié de soi-même, l’état le plus lisse qu’il puisse être – la mort, je
suppose. Mais Michaux note encore qu’un être parvenu à déjouer tous ses plis,
un être auteur d’une vie « complète », est un être rare. Parce qu’il
faudrait plus d’une vie, justement, pour y parvenir – et tout serait trop
simple. La vie qui nous traverse rue comme une vague, elle avance, se retire,
revient, porte et malmène, écume. Elle nous avale et nous recrache. Jamais il
ne s’agit d’une expérience temporelle linéaire. Et l’on découvre assez vite,
par la force des choses, qu’un pli s’ouvre bien souvent sur d’autres plis
complexes et que de plus grands plis nous enveloppent et nous tiennent
fermement. Le vertige de l’infime, de l’immense, et même l’impossible semblent
pourtant n’avoir jamais tout à fait dissuadé notre espèce d’entreprendre la
mise à plat du monde et de sa propre condition, puisqu’il y eut quelqu’un à
toutes les époques pour s’engager dans ce labeur. Cette pulsion
épistémophilique – connaître, se connaître, comprendre, transmettre –,
lorsqu’elle ne se confond pas avec, n’a d’égal que le désir de certains de
dominer, de posséder, de capitaliser. Parce que, quels qu’en soient la façon et
le prix, c’est maladif, il nous faut gagner du terrain – voir, avoir, savoir.
On avance donc, quitte à parfois bafouer la notion même de progrès, tant
l’avancée se trouve sapée par ses conséquences calamiteuses. Mais l’on n’a
jamais cessé d’approcher, de multiplier les angles d’attaque, tâchant de mettre
en lumière les plis qui nous abritent et ceux que nous abritons, que l’on soit
penché sur l’œilleton d’un télescope, d’un microscope ou sur une équation, que
l’on explore et sonde l’impalpable, comme l’ont fait Freud et d’autres avant
lui, comme continuent de la faire les suivants, que l’on vienne buter sur les
toiles ou le papier, les pinceaux à la main, ou même s’affronter à des mots,
des notes de musique, jusqu’à l’acharnement, pour qu’ils livrent un peu de ce
que l’on éprouve, de ce que l’on voit, de ce qui nous meut et nous hante. On
découvre assez vite que déplier, dénouer, faire la lumière ne sont que des
idéaux fébriles et décevants.
Philippe Agostini travaille à rebours de ces idéaux. Il semble n’en pas
finir, dans ses dessins, dans ses tableaux, de replier le monde. Là où l’on ne
croit voir, d’abord, qu’un réseau de lignes abstraites, qu’une énigmatique et
séduisante broussaille de couleurs, de plis et de crêtes – un autre peintre me
l’avait fait remarquer – se logent souvent des figures, des scènes presque
illisibles, des corps froissés. Il faut préciser qu’il n’est pas question, dans
le travail de Philippe Agostini, de plis concrets – pas de
« froissages » de la toile à la manière de Hantaï (dont les peintures
pliées, nouées n’attendaient d’ailleurs que leur dépli comme opération quasi
magique et révélatrice) ou des subtils papiers de Kijno – ni de représentations
de plis qui tâcheraient de saisir le drapé fluide d’un pan d’étoffe ou même la
roideur d’un torchon négligemment pendu. On a passé des siècles a peindre la
pliure, à chercher l’ombre et la lumière qu’elle faisait dans les costumes ou
dans les draps, à lui rendre son naturel, puis on a plié les supports, on a
fait de vrais plis, de vrais incisions dans la toile. Une partie des Achrome
de Piero Manzoni montre des rides, des renflements qui ne renvoient qu’à
eux-même, Pierre Soulages a strié la matière de ses tableaux, afin que la
lumière s’y engouffre et que l’ombre se loge au fond des sillons. Puis d’autres
s’acharnent de nouveau à peindre des plis, parce que rien n’entame cette
fascination. Mais le travail de Philippe Agostini se trouve encore ailleurs. En
feuilletant les pages de l’un de ses carnets de travail, cette phrase peut-être
absurde me tourne en tête : « Philippe Agostini plie la
peinture ». Sans doute faut-il accepter de la consigner, malgré les
réticences, et ne pas refuser la dérive qu’elle augure.
Si Michaux en faisait un lieu d’exploration, à cause de la cavité, du
renfoncement qu’il forme et de l’insu qu’il abrite, Maurice Merlau-Ponty
faisait du pli le principe même de notre rapport au réel et rappelait cette
évidence : chacun n’est pas face au monde, mais pris dans sa substance,
« le corps est fait de l’étoffe même du monde. [2] »
et nos organes perceptifs n’en sont que des portions singulières, qui ne
cessent de refluer vers elles-mêmes, sans jamais y parvenir vraiment. Alors,
déjà, il faudrait revenir sur cette phrase insistante : peut-être que
Philippe Agostini, plus que de plier la peinture, nous rappelle qu’elle est
toujours déjà pliée – l’exemple le plus élémentaire serait celui du morceau de
charbon, prélevé dans le feu refroidi, pour porter un animal, un profil ou ne
serait-ce qu’une ligne, sur la paroi d’une grotte : faire usage d’un éclat
tendre du monde pour reporter une figure, absente ou disparue, sur un autre pan
du monde à même d’en conserver la trace. Monde rabattu sur le monde en passant
par les yeux. Et, puisque tout est monde, ce que se propose de saisir la
peinture ne serait pas, selon Merleau-Ponty, un dedans, issu d’une strate
immatérielle et pensive, arraché puis déposé dehors, sur un support enfin
palpable. Il serait plutôt, d’une certaine manière, un déplacement le long des
courbures de l’étoffe à laquelle nous participons. Un déplacement de
« matière » – et sa transmutation – en son sein. Il n’existerait donc
aucune rupture radicale dans ce passage... Mais force est de constater que,
s’il n’existe aucune rupture, il n’existe pas de continuité non plus. Il existe
autre chose qu’on peine à nommer. Merleau-Ponty dira d’ailleurs : « c’est
en prêtant son corps au monde, que le peintre change le monde en peinture [3] »...
disjoignant soudainement corps et monde. On perçoit alors, s’il restait à s’en
persuader, toute la difficulté de définir ce que peuvent-être les mouvements du
regard et de la peinture, et de faire le récit des ces mouvements. Sans doute
faut-il accepter – et il me semble que l’expérience en atteste bien souvent –
que ce qui se donne comme vrai, se donne aussi faux que vrai dans le même
mouvement. Le sens ne réside pas dans l’épuisement de l’un par l’autre, mais
dans les perpétuelles contorsions et frictions auxquelles ils nous obligent.
Voir, savoir, comprendre, plus qu’un dépli, seraient donc une succession de
mises en plis, de mises en contact de réalités distantes. Aussi, ce pli
fondamental que forme la peinture (qu’il s’agisse de l’acte de peindre ou du
regard porté sur le tableau) forme-t-il une zone de contact qui ramène l’un sur
l’autre des ordres de réalité qui ne sont pas de nature opposée mais souffrent
simplement d’être distants. La poussée première (qui conduit le peintre vers
les pinceaux) se trouve sans cesse rabattue sur l’image essayée (le résultat de
son travail, le tableau). L’origine touche le résultat, le début touche la fin,
et le temps tel qu’on l’envisage, sans doute, s’y abolit.
À l’intérieur de la couverture rigide du carnet de dessins déjà mentionné,
Philippe Agostini a laissé cette note au crayon à papier : « (se
demande toujours comment envisager le dessin suivant – se le demande encore) [4] ».
Mais comment le début peut-il être un début puisqu’il touche sans cesse la
fin ? Comment un dessin pourrait-il être pleinement « le
suivant », puisqu’il est tout à la fois – et chaque fois – premier dessin,
dernier dessin, dessin précédant ? Comment envisager le début, qui n’est
pas le début, ni le début de la fin, ni même la fin du début, mais plutôt
quelque chose comme un bout de temps tué ? Aussi, chaque geste posé par Philippe
Agostini est un premier geste, est un dernier geste, n’est qu’un geste parmi
d’autres gestes, mais le seul geste possible. Le mouvement de la main, qui
dépose l’aquarelle ou l’huile sur le support, agite avec lui le paradoxe d’être
tout à la fois interchangeable et absolument irremplaçable. Chaque geste et
chaque ligne qui en résulte porte et soutient l’ensemble de l’œuvre. Mais face
à chacun des tableaux de Philippe Agostini, le regard englobe la somme de façon
immédiate, l’ensemble se verse d’un tenant et impacte le regard : « il
ne s’agit nullement d’une prise de conscience, mais d’une prise de vision [5] »
écrivait Beckett. Cela ne signifie pas pour autant que la perception en est
complète et satisfaisante. La première saisie visuelle et ses effets sont si
immédiats, si brefs qu’il faudra ne nombreux aller-retour pour aborder vraiment
au tableau. Bernard Noël a noté que ce que l’on aperçoit, lorsque on observe un
tableau, c’est notre relation à ce tableau [6]. Ce qu’on
aperçoit confusément, d’un bloc, puis qu’on éclaircit, qu’on invente, c’est
cette relation – notre effort vers lui, son travail en nous. C’est grâce à la
peinture, peut-être, qu’il nous est donné de toucher quelque chose de notre
regard et du drame qui s’y répète. Parce que l’on ne voit jamais pleinement ce
que l’on voit. On ne distingue jamais tout à fait ce qui se trouve devant soi,
parce que, précisément, on l’observe depuis l’intérieur de ses propres yeux,
depuis ce lieu que l’on ne voit pas, qui reste à tout jamais refusé (dans nos
yeux le visible et l’invisible se touchent). D’où le perpétuel sentiment
d’incomplétude du regard, peut-être. Pour voir bien, il faudrait se voir voir,
être capable de cette contorsion-là, de ce pli : regarder par la fenêtre
et s’y voir passer – et Philippe Agostini travaille à cet impossible. Plutôt
que de plier la peinture, et d’en rappeler l’état toujours déjà plié, Philippe
Agostini plie le regard de celui qui voit, le plisse. Parce qu’un vrai pli dans
l’étoffe ne possède pas le pouvoir de le faire, pas plus que la représentation
d’un pli ne le peut. Ce que nous donne Philippe Agostini, c’est un geste.
L’accumulation de gestes par laquelle il construit ses tableaux vibrants,
puisque nous n’en saisissons que la somme, s’accomplit dans nos yeux comme un seul
geste venant plier ce qui regarde en nous.
Imaginons Philippe Agostini à l’atelier, dans son siège, le carnet sur les
genoux, il trace quelques lignes, les lance sans trop savoir, machinalement,
pour appâter la mémoire ou les images mentales qui n’en finissent pas de bouger
en nous – la main repousse le carnet, donne du recul, donne la distance, le
ramène. Parfois certaines figures – passantes de longue date – sont reconnues,
il faut alors les caler, les saisir. Non pas dans leur netteté ou leur décevante
exactitude, mais plutôt dans leur présence tremblée, dans leur flou. C’est une
« longue poursuite moins de la chose que de sa choseté [7] »
écrivait encore Beckett. Les saisir ou les laisser passer, recommencer. Quoi
qu ’il en soit, pour voir bien, il est toujours question de disparition.
Pli et dépli, présence et disparition, ne sont que les effets antagonistes d’un
même mouvement. Voir est indissociable du manque à voir, c’est encore ce
battement. Pour voir, voir bien, Philippe Agostini semble contraint de rendre
la figure à ses plis – à son état naissant, plissé, si l’on se réfère à
Michaux, plié, fripé, froncé, en même temps qu’à son état contraire, mourant,
dont l’apparence fanée, ridée n’est pas si différente. Si la figure se met à
participer à l’enlacement des lignes, si elle est rendue à ses plis, c’est
qu’elle en est issue et qu’elle s’y achève. On pourrait imaginer que le travail
de Philippe Agostini est comme une tentative de voir chaque fois d’un regard
qui s’ébroue, comme pour la première fois, sans pour autant renoncer à
l’épaisseur de son expérience – et qui dans le même mouvement, s’agrippe comme
si c’était la dernière.
Rédigeant ces quelques pages, je me rends compte également que sans cesse se
recouvrent les points de vue, celui du peintre et celui du spectateur. Ils
finissent par se toucher, ou même se confondre – le mouvement que tâche
d’atteindre le peintre s’agite soudain dans les yeux de celui qui contemple le
tableau, le dessin. Philippe Agostini, en provoquant ce geste dans nos yeux,
c’est possible, nous donne à sentir quelque chose de son regard obstiné. Dans
ses carnets, Bonnard notait, le 8 janvier 1928 : « Nous copions
les lois de notre vision – non les objets [8] »,
et cherchant les lois de son propre regard, ces lois toujours déplacées,
Philippe Agostini nous renseigne sur le nôtre et ses déplacements.
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[1] Henri
Michaux, Ailleurs, Gallimard, 1986
[2] Maurice
Merlau-Ponty, L’oeil et l’esprit, Gallimard
[3] ibid.
[4] Philippe
Agostini, carnet de dessins daté du 18.03.2015
[5] Samuel
Beckett, Le monde et le pantalon, Éditions de minuit
[6] Bernard
Noël, Les yeux dans la couleur, POL
[7] Samuel
Beckett, Le monde et le pantalon, Éditions de minuit
[8] Pierre
Bonnard, Observations sur la peinture, L’atelier contemporain
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