Peindre : il prend le pas sur le discours, le piétine
parmi les couleurs, les espaces entre-ressassés. La porte ouverte, un
gigantesque corps alourdit l'atmosphère - il hume la mélodie du chaos
concaténé. Le commencement du regard cherche sa précipitation. Une toile
s'ouvre par le milieu, et déchire l'espace ; des monceaux de matières
s'écartent devant l'explosion du motif, cognent contre les bords ; Des
linéaments les retiennent comme en blocs, mais rompus sous le poids du
mouvement morcelé, dérivant hors des lois de la gravitation, rejettent des
bribes d'aplats tentant de contenir l'impossible expansion. L'œil s'engouffre
dans la toile, vivant sa constitution de paysage - une marche nocturne sous un
soleil déclinant, voilé par la nervosité d'un geste blanc - se retrouve pénétré
de son humeur aqueuse. Aveugle sans écrire comme parler vous survit - pulsions
ravalées, recrachées à la figure de l'autre, à reprendre chaque jour comme une
bénédiction du mal - il cherche à voir à quel point il ne voit rien, du mieux
qu'il ne peut pas ; il ne se vit qu'avec le recouvrement de ses balbutiements
en couleur, de ses lumières à tâtons, de ses espaces écartelés. La tâche est
infinie, là, nulle part dans le monde, en son point nodal, entre les bords
mobiles et centrifuges du crâne, adossé à aucun autre paysage que celui les
contenant tous. Il voyage de tableau en tableau, nomade sous la circonvolution
des techniques, ignorant ce que peindre tait dans les gestes et laisse résonner,
avec tous les cadres découpés arbitrairement à la surface du monde. Les
personnes se confondent dans une neutralité rayée et sublime ; et des
personnages émergent dans l'usure du regard, ce regard qui cherche obstinément
à distinguer une figure, la figure enfouie dans toutes les surfaces, un
portrait avalé par ses couleurs, une déformation de tête, la figure qui
viendrait dire chaque étape de la métamorphose d'un être comme une somme
d’illusions digérées par son devenir. Des paquets d'arbres arrachés convoquent
presque son désir de dire l'extinction ; celle du travail, là où il ne
resterait plus qu'une image, celle de l'homme et du monde rassemblés dans la
mémoire de toutes ses strates d’espace-temps. Il empoigne la peinture, il
l'embrasse violemment, il tord et la dépèce, il la dépense comme il ferait
devant un paysage tourné vers son chevalet intérieur, pieds et buste arrimés à
la succession vertigineuse des toiles offertes à l’émotion. Il ramasse d'un
balayage des yeux les morceaux du corps perdu, à jamais cherché, qu'il assemble
et désassemble, étire et confronte, pour éprouver le sien couché dans les
mélanges, les juxtapositions de teintes, les frottements de formes, celles qui
composent avec l'anonymat de l'espèce et croient à l’intensité du mourir - cette
traversée irradiant l'espace et le temps d'un seul jet de corps et d'esprit. Le
pinceau trempe son attente, et la palette, portée par le volume séché des
couleurs, ne distingue plus guère que le témoignage de couches physiques par
trop labourées - jusqu’au piétinement, jusqu’aux intuitions de la levée des
bourgeons. Il trempe son doigt pour vérifier, la pérennité des coulures,
l'absence de coagulation prématurée. Très vite alors, des jambes et des bras,
toutes les bouches et tous les yeux tournent, dans le maelström des
enchevêtrements de traits et biffures, glissent de l'un à l'autre, composent
des démembrements, étalent des élancements vers les assemblages voulus. La peau
s'infiltre, tentaculaire, dans les interstices d'un souvenir de toile digéré, d'une
étreinte amoureuse devant un ciel branlant, accusant le poids de deux corps
ensablés, enchevêtrant leurs attributs. Tous les organes des sens se
convoquent, dissémination de chair à travers les densités des masses de lumière
vécue sous les paysages. Des bras semblent soutenir un seul corps central,
comme une procession, un rituel plastique, l'ébauche de cils entrouverts. Le
visage esquissé en assemblage de rides et de fronts, dont les brisures cassent
ses arêtes trop visibles, accuse le passage électrique des énergies
métamorphiques entre les tempes. Des fluides mauves remontent alors dans la
toile comme une humeur assombrie sous la catastrophe. La figuration plus nette
regimbe par moments comme si une véritable tension de vivre-peindre ne pouvait
construire et projeter que de l'informe. Mais c'est une coupe que propose un
autre tableau, un œil au dessus comme pour superviser l'emboitement présent et
à venir de toutes leurs superpositions. Un couple se serre maintenant par les
bords, leurs mains, leurs bras au plus haut du paysage. Ce qui palpite et
s'effondre sous la calotte crânienne transpire dans mes yeux, par les vastes
jets de matières filées, grossies et épatées en autant de reprises égarant sa
main. Des précipitations, qui se coincent parfois, entrechoquées, se nouent à
tout lieu de la toile, où, d'une distorsion crée, se relâchent et se libèrent
des ciels rêvés, des corps enlevés. Les cadres se dérobent sous d'autres
cadres, sabordant le motif, adjoignant des restes de figures à la communication
des strates. Le talon pivote et s'enivre entre les aperçus brefs des tas de
lignes qui se donnent du volume par friction. Il
passe d'un tableau à l'autre, quand le regard n'accroche plus, quand la forme
se laisse trop appréhender par la reproduction. Il parle de l'autre, sans
savoir, prenant simplement sa place, tentant le déplacement jusque dans
l'affabulation. Il fictionne la peinture, tend à l’être, artiste. Il se
souvient alors que depuis toujours, il s'est interrogé sur la persistance
rétinienne des naufrages subis de son enfance, et sur la matérialisation
plastique immédiate de certaines visions violemment exactes, chevillées aux
entrailles.
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