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L'insouciance
(fragment 10)
(import express) …de gigantesques
portiques, de grandes constructions géométriques, squelettiques,
aux formes anguleuses, noires, des grues monstrueuses, se détachant
contre le ciel, suspendues au-dessus de l'eau trouble du port. Ballet
magistral et inquiétant de ces bras métalliques hérissés
sur le bassin accompagné par le ronflement des machines, le grincement
des palans et des câbles qui coulissent débardant les marchandises
à quai...
De loin, on dirait « la Bataille de San Romano » de Paolo
Uccello : un faisceau de lances dressées, annonçant le fracas
imminent du combat, l’entrechoquement assourdissant des armures.
Les grues tournent et se croisent, vidant et remplissant le ventre des
navires. Il y a quelque chose de chirurgical dans cette façon de
sonder les entrailles des cargos. Le port semble une gigantesque salle
d’opération pour implants et extractions…. je ne peux
m’empêcher aussitôt de penser à « la leçon
d’anatomie », de Rembrandt, et puis, me laissant aller à
la rêverie, à ce collage étonnant de Max Ernst, «
la préparation de la colle d’os » où une jeune
femme allongée est reliée par un entrelacs de tuyaux à
divers récipients…Machines, corps, engins de levage, toutes
ces représentations se brouillent et se confondent… Un petit
bonhomme à moustache se coule dans des engrenages, des disques
de couleur cisaillent le décor, une femme sans tête se tient
immobile suspendue dans l’azur, une plate-forme où claquent
des drapeaux, s’élève doucement emportant une étrange
dépouille…
Soudain l’horizon
portuaire est parcouru de corps qui glissent dans l’air gris, tombent
en silence et remontent : une nuée de goélands vient faire
son marché près des chalutiers qui vident leurs cales ;
leurs cris perçants couvrent le cliquetis des poulies et des filins
dans les matures des voiliers.
Je range mon carnet
de croquis en me demandant comment faire tenir tous cela en quelques taches.
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