L'homme qui peint

Bribes et remarques - Odile Schwarz. Mai 2001





Silence

Le désir de peindre est quelque chose d’indicible. La peinture est sans mot. En effet  pour lui le choix de peindre est d’abord  le choix du silence : "peignant je me tiens au silence... puis vient le temps du regard et je me rends compte que de parler de mes images ne m’intéresse pas davantage estimant, à tors ou à raison, que tout est dit en peinture : ayant peint la peinture m’impose le silence."

Il est un homme difficile, divisé. Il vit dans le noir, la nuit. Il a constamment peur de perdre son temps, de perdre de lui-même. Il est fasciné par son propre regard, pas le regard sur soi, mais par ce que son regard invente sans cesse, trouve (et se retrouve), par ce qu’il rend possible s’il est vu, suivi, vécu, par ce que son regard invente avec ses mains. Ses deux yeux ne lui suffisent pas. Il est prêt à tout pour se trouver, s’y retrouver.

Ses deux yeux ne lui suffisent pas. Il lui faut voir, forcer la vision, toujours recoller quelque chose. Récolter, collecter, collectionner, coller, construire, bâtir.
 

Motif

"Je peins sur le motif. Le motif peut être un coin de jardin, des plantes en pot posées sur les dalles de la cour, la silhouette d’un corps saisit dans le reflet d’une vitre ouverte, une pomme ou un citron, un tas d’objets accumulé dans un coin éclaboussé par une lampe halogène. Le travail commence devant (avec) ça, sans histoire, feuille après feuille. L’image se construit au fur et à mesure, par à-coups. L’image devient… L’intérêt du motif, c’est qu’il propose des possibles dont le regard dispose et que le travail de peinture ordonne, organise, re-compose..."

Que le motif soit composé (ce qui est rarement le cas chez lui) ou trouvé, n’a que peu d’importance puisque, de toute façon, il lui semble toujours chaotique au premier abord. Or c’est justement cet aspect foisonnant qui lui importe et qui lui plait :" plus il y a de choses, d’objets ou d’images – ce qui revient au même -, moins j’y vois d’un coup et plus j’ai envie de m’y mettre, de comprendre ce qui se joue dans de ce fourbi, sous l’enchevêtrement de ces formes et de ces couleurs… Ce désordre (volontairement entretenu) du motif est une mine que le regard creuse.

 "Je ne finis par voir qu’en m’enfouissant dans ce travail de restitution que permet la peinture, c’est à dire en faisant un détour, en produisant un écart de vision. Creuser du bout du regard, s’enfouir dans la masse des détails, se perdre dans le touffu des formes pour discerner enfin, en peignant, ce que, tout en regardant, je ne voyais pas encore."

Je crois qu’il peint pour voir, dans son atelier qui est une sorte de refuge, où se trouvent ses objets–témoins, bornes de tous ses chemins en peinture, de tous ses cheminements dans la peinture. Objets à prendre la lumière, ils sont tous choisis parce que témoins de la lumière et de la forme à moment donné et parce qu’ils rendent possible, en eux même, la rencontre avec cette vision inconnue qu’il a en lui et qu’il cherche.

Regard

 " Je ne fais pas ce que je vois, je construis ce que je vois. "

Ce n’est  donc pas le motif qui construit l’image, le motif n’est qu’un modèle, un support du regard et rien de plus :" c’est la peinture qui construit le regard, pas l’inverse. Ce que l’œil perçoit, ce que la main transpose, se décide en peinture. Autrement dit, je pense en couleurs, en lignes, en vides, en pleins, en équilibre et en tensions. 

"...je commence toujours au hasard, sans savoir jusqu’où je pourrais voir, jusqu’où s’étendra la représentation de ce que je regarde. Tout cela se met en place, s’organise (ou s’ordonne ?) comme une plante qui chercherait la lumière dans une pièce sombre. Le trait, la couleur et les formes avancent, je suis leurs progressions tant que je peux… Souvent mes peintures deviennent ce qu’elles sont, faute de mieux ! "

Son regard se construit en peignant à partir de l’écart qui existe entre la réalité vue et celle qui advient dans l’image. Car l’image peinte est une réalité, en cela qu’elle est la condensation, la sédimentation d’un regard et d’un geste. 

"La peinture est un précipité qui fait apparaître ce que je n’avais su voir. "

Écart

Peindre donc, c’est mesurer l’écart qui sépare – à jamais sans doute – de ce que nous voyons et de ce que nous avons cru voir. La peinture donne un instant l’illusion d’avoir vu, mais à nouveau devant le motif, tout est à revoir, à refaire… Rien n’est su, tout est à redire, à recommencer. Tout ce qu’une image permet de saisir, de rencontrer, de découvrir se défile dès l’image suivante.

Il l’approche sur ses murs en épinglant ses feuilles de papier qu’il tient un instant les mains à plat comme on tâtonne dans le noir en longeant des murs, comme on marque la paroi de son empreinte ?

Il marque.

Déclinaison

Une image ne suffit pas. 

Revenir sur le motif sans changer de place  reprendre un sujet sans que jamais il y ait la sensation d’une répétition. Peindre pour construire un langage permettant de comprendre les rapports qui surgissent entre toutes les choses entassées dans ce coin de pièce. Les relations qui unissent ou séparent les objets d’un motif se renouvèlent en fonction de l’éclairage ou de l’attention particulière qu’on leur accorde. Comment faut-il approcher ces verres empilés? Faut-il considérer ce qu’il y a derrière, dedans ou autour ? Faut-il envisager la pile de verre ou le vide qui sépare la pile du papier froissé ? De quelle couleur est ce vide ? Est–il  partout le même ?
Ces questions, toujours, se traduisent en peinture par des réponses différentes. Peindre, décliner, varier, modifier, multiplier les postures (non comme un exercice) mais par nécessité de découvrir ou de comprendre comment de la perception que l’on a du monde advient dans la représentation. 

Figures 

"…une fleur, un cactus, une bouteille verte, une bouteille bleu outremer, un citron sec, une carte postale représentant un puits d’extraction de minerais à Gardanne, un os, un crâne de renard ramassé en forêt, un visage, un arbre dans un champ en été en Écosse, un corps nu debout devant un miroir, un chiffon jaune, du ruban d’emballage en plastique bleu roi, un galet rose, un portrait de femme peint par Camille Corot, une page de magazine déchirée, des paquets de cigarette empilés, une ombre, un panier en osier rempli de pétale d’hortensia, la photographie en noir et blanc d’un jeune homme dansant devant une glace brisée, un faux pistolet automatique avec une crosse faite dans un manche de scie en bois dur, la réplique en terre cuite noire d’un cheval Chinois, une boîte de Halva, une forme de chapelier en buis …"

L’objet n’est pas l’objet d’un culte, l’objet est là et tout est bon en lui : bouteille, crâne, moulage de mains, mains articulées de gantier, jouets, images, reproductions, boules de papier froissé, ficelle, morceaux de plastiques colorés. Leur enchevêtrement prévu trace déjà quelque chose, le fourbi est une architecture.

Histoire

Une peinture se construit par fragments, par éclats, par rencontres…Les liens ou les rapports qui se tissent entre les éléments du motif sont plus ou moins aléatoires voire fortuits. Le sens, si l’ en existe un, ne précède pas l’image, il se produit dans l’image et par l’image. Il n’y a pas de références explicites, pas de clin d’œil en douce, pas d’histoires… 

"Si il y a des fréquentations il n’y a pas de citations. C’est toute l’histoire qu’il existe entre une poire et le dos d’une femme. "

Il n’y a pas d’hommage, de dévotion, de sacrifice, de vocation, il n’y a pas même de guerre déclarée, de combat, d’opposition. Il n’y a pas d’histoire.

Il y a un homme qui peint et c’est tout.

Aveux

" Ce que je voudrais simplement faire, c’est une peinture aussi résistante, aussi consistante que la réalité perçue dont elle s’inspire tout en rendant compte des cheminements du regard."

 



Portrait ITravaux I Expostions I  Textes
home.gif