Dire d’abord l’atelier : quelques mètres carrés de plancher
d’une salle vaguement cubique, plafond bas, lumière artificielle sur mur
d’un blanc laiteux ; murs parfois recouverts de “ces” petits carrés peints,
parfois vides de toute déposition.
Au sol, un amoncellement d’objets. Amoncellement n’est pas le mot. Dire
plutôt expansion : "une fleur, un cactus, une bouteille verte, une autre
mais outremer, deux ou trois citrons secs, un portrait de femme peint
par Camille Corot, une carte postale représentant un puits d’extraction
de minerai à Gardanne, un crâne de renard, un corps nu devant un miroir,
un chiffon jaune, un galet rose, une page déchirée d’un magazine, des
paquets de cigarettes, une photographie en noir et blanc représentant
un homme, jeune, dansant devant un miroir, cette fois brisé, un faux pistolet
automatique taillé dans un manche de scie, la réplique en terre cuite
d’un cheval chinois…" ou, quelques semaines auparavant, un autre crâne,
ce jour-là humain, des citrons, déjà, le même Corot, “le tub” de Bonnard,
un petit autoportrait en terre, la tête d’un faune en plâtre masquant
une autre carte postale – Titien peut-être ? – le même cheval chinois,
noir, posé sur une boite de plaques négatives…
Dire, encore le sol, dans sa partie libre, jonché de carrés
posés là, en attente, souvent rangés avant d’être vus, rarement déposés
sur les murs.
L’œil profane s’étourdira un temps. Entre ressemblance et dissemblance,
il se plaira à tisser des liens. Mais pas d’organisation perceptible,
pas d’histoire. Rien n’émerge de ces objets là en attente. L’œil profane
s’épuisera en vain à vouloir percer le mystère.
“Le travail commence devant ça, sans histoire, feuille
après feuille” dit-il.
Dire, maintenant, le travail. Philippe Agostini peint
par expansion. D’abord une feuille. Un carré de papier 15 cm x 15 cm dont
le choix fut, avant toute autre raison, économique.
Il commence au hasard. “Le motif ne construit pas l’image…Tout
cela se met en place, s’organise comme une plante qui chercherait la lumière
dans une pièce sombre”.
Au hasard donc. Pas de composition préalable. Sa peinture
oscille entre continuité et rupture : fragile continuité des lignes ou
infimes variations des couleurs qui d’un carré à l’autre, forment, “faute
de mieux”, l’image. Image intermédiaire, toujours provisoire, dont il
ne retient que l’écart entre ce qu’elle a autorisé et ce qu’il aurait
espéré. C’est cet écart qui fait le motif.
Alors une autre feuille, un nouveau départ, un autre cheminement tout
aussi hasardeux à travers l’amoncellement des objets, sans autre intention
que d’accepter la peinture qui se fait, carré après carré, sans autre
projet que de peindre.
Dire, peut être, les murs, les batailles passées, Ses
silences. Les mots des autres, acceptés, plutôt que prononcés. Renoncer
et dire plutôt cette petite enveloppe jaune qu’il me confia un jour, alors
que nous avions longuement évoqué la question de la frontière, ses tentatives
désespérées d’en retarder l’approche, son désir et sa crainte avouée d’abandonner
le rectangle. Pas le carré, le rectangle.
Dans l’enveloppe, vingt trois carrés. Aucune décomposition possible, nombre
premier. Exit le rectangle !
Sur la cimaise, quelques heures plus tard, l’image, vivante quoique épinglée,
offerte au regard, lumineuse, promise à sa lente et inéluctable disparition.
Un mot me vint : mycélium. Depuis l’image a quitté le cadre, elle s’étend
sur le mur,
madréporique. Le carré est devenu cellule vivante, unité d’arpentage,
instant peint.
Dire simplement sa peinture comme tentative de pavage
de l’infini et conclure sur “voir” : Voir ? Mais quoi ?
Pas d’objets représentés, pas les conséquences d’un prélèvement. Rien
de photographique dans cela. Pas question de hors champs. Hors des carrés
peints, c’est le néant. Je crois qu’il peint pour se voir. Se voir peindre.
Pour lui, voir le geste de peindre.Pour
moi, la peinture.
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